De l’art (et des ses frontières) (part 5)

Un des questionnements qui nous anime souvent chez Azimuts, c’est de savoir quand est-ce que l’on “fait de l’art” ou non… Non que ce soit central pour nous, mais vous seriez surpris de la fréquence à laquelle cette question nous est posée : “Mais du coup… c’est de l’art ça ?” Photo, film, podcasts… Tout ou presque est concerné !

Revenons à ce fameux “moment de création”. Il a déjà été question de l’effervescence de l’écriture au plateau : sur scène, les artistes écrivent à partir des interactions entre eux. Dans ces moments l’énergie créative habite les artistes, et devient un ressenti

Mais avant de vous lancer, lisez d’abord les trois premiers articles:
De l’art et de ses frontières, partie 1
De l’art et de ses frontières, partie 2
De l’art et de ses frontières, partie 3
De l’art et de ses frontières, partie 4

Prenons l’exemple d’un tournage de cinéma. L’effervescence y est présente, cette sensation de participer à quelque chose d’important (indépendamment de la qualité technique ou artistique du projet, ou de son budget), le fait d’être réunis, et surtout de créer  ensemble génère une énergie qui dépasse la somme de ceux qui y participent. 

J’ai eu la chance de travailler quelques années avec Michel Deville (bon OK, pas loin de 20…), et voilà une des choses que j’ai retenues de lui : c’est en référence à cette énergie partagée par toutes et tous que Michel Deville n’aimait pas qu’il soit écrit “Un film de Michel Deville” au générique des films qu’il réalisait, il tolérait tout juste “réalisé par”. C’était sa manière de rappeler la dimension fondamentalement collective d’un film. 

Benjamin ou Les Mémoires d’un puceau
Un film réalisé par Michel Deville

Sur un tournage, à peu près systématiquement, même si vous faites un film avec vos neveux de dix ans et leurs amis, ou sur un film étudiant… quelque chose se passe, que tout le monde ou presque ressent. Ce quelque chose n’est pas transmissible. Ce qui est transmis, ce n’est qu’un film, un récit qui ne sera jamais aussi intense que ce qui a été vécu par l’équipe du film. C’est peut-être ça cette fameuse “magie du cinéma”, ce qui réunit la “grande famille”, ou ce cliché qui veut “ce film c’est avant tout une rencontre”. 

(c’était pas une blague, j’ai vraiment mis mon neveu dans un film)

Cet exemple ne fonctionne pas seulement avec le cinéma… Où se situe la vraie intensité : au milieu des 150 touristes du Louvres se battant pour voir ou photographier un bout de Joconde, ou bien dans l’atelier de Léonard de Vinci, quand il était face à Florentine Lisa Gherardini (a.k.a Mona Lisa) au début du 16ème siècle ? Une œuvre, de ce point de vue, n’a finalement pour rôle que de nous rappeler que certaines émotions ne peuvent être partagées. Mais cela ne veut pas dire que seuls les “artistes” peuvent éprouver l’art, puisqu’il s’agit finalement d’un ressenti.

Si l’on adhère à Augusto Boal et son Théâtre de l’opprimé, on se prend à penser qu’il n’en a pas toujours été ainsi. “A l’origine, le théâtre était chant dithyrambique : le peuple libre chantant à l’air libre. Le carnaval. La fête. Puis les classes dominantes s’en emparèrent et y établirent leurs cloisons. Elles divisèrent d’abord le peuple, en séparant les acteurs des spectateurs, les gens qui agissent de ceux qui regardent. Finie la fête ! “ Chez lui, on en vient presque à voir le metteur en scène comme celui qui, ne sachant pas jouer la comédie, ni chanter, danser, écrire, ou créer… décide que son talent est d’être le chef et de diriger.  Aux yeux révolutionnaires d’Augusto Boal, la notion même de « spectateur » est vue comme une construction de l’oppresseur:  » Pour comprendre cette « poétique de l’opprimé », il ne faut pas oublier son principal objectif: transformer le peuple, « spectateur », être passif du phénomène théâtrale, en sujet, en acteur capable d’agir sur l’action dramatique. »  

Une petite photo du Grand Augusto. Photographe inconnu.e, sorry.

Ainsi il  y aurait eu un moment dans l’histoire de l’humanité où l’on aurait demandé à celles et ceux qui ne chantent pas particulièrement bien, ne jouent pas la comédie ou ne sont pas chef… de s’asseoir et de se taire. L’ironie de la chose que signale Boal, c’est que cette évolution est concomitante à l’avènement d’une démocratie représentative, où là aussi on a demandé à ceux qui ne parlaient pas mieux que les autres, qui n’étaient pas chefs et n’avait pas les moyens de le devenir… de s’asseoir aussi pour laisser parler les consuls, patriciens et tribuns.

C’est aller un peu loin peut-être que de dire que l’œuvre d’art revêt une dimension oppressive en ce qu’elle encourage les plébéiens à s’asseoir et à regarder celles et ceux qui ont accès à ce “quelque chose qui se passe” lorsqu’on fait de l’art.

Notre but chez Azimuts finalement, est avant tout de partager ce “quelque chose”, quitte à éliminer de l’équation l’œuvre et le spectateur, plutôt que de réduire l’autre au statut de public. Et si l’on revient à notre question de départ, à savoir est-ce que Azimuts “fait de l’art” ou non… 

« Shut up & watch »,
Illustration obenue par IA sur Dall.e avec la commande: « a group of persons forced to sit down and watch an artist, by munch »

Que dire pour conclure ?
Nous ne cherchons pas en tout cas à tuer l’œuvre, ni à effacer la notion d’artiste. Nous créons nous-même des œuvres d’art que nous cherchons à diffuser à un public, parce que nous aimons cela et parce que personne n’est à l’abri des contradictions, et puis on l’a dit dès le début: “ Faisons-nous de l’art ou non? La réponse ne nous intéresse pas, y réfléchir est intéressant.”

Quittons-nous en disant que la question reste posée.

Arnaud