De l’art (et de ses frontières) (Part 4)

Un des questionnements qui nous anime souvent chez Azimuts, c’est de savoir quand est-ce que l’on “fait de l’art” ou non… Non que ce soit central pour nous, mais vous seriez surpris de la fréquence à laquelle cette question nous est posée : “Mais du coup… c’est de l’art ça ?” Photo, film, podcasts… Tout ou presque est concerné !

Dans le dernier article, nous nous sommes laissés avec, entre autres, ces deux questions: Peut-on imaginer un art qui s’affranchisse de l’œuvre? Qu’est-ce que cela impliquerait?

 

Avant de vous lancer, lisez d’abord les trois premiers articles:
De l’art et de ses frontières, partie 1
De l’art et de ses frontières, partie 2
De l’art et de ses frontières, partie 3

 

Ce dont il est question, c’est bien d’un art sans œuvre du tout.

Déjà : s’il n’y a pas d’œuvre, il me semble qu’il ne peut exister de public – qu’est-ce qu’il ferait là ? Quelle serait sa raison d’être ? – mais seulement des pratiquants et pratiquantes. Comment pourrait-il en être autrement ? S’il n’y a pas d’œuvre à voir/entendre/écouter, il ne peut y avoir de spectatrices/spectateurs, seulement des actrices/acteurs. 

Ici l’exemple de Vivian Maier prend tout son sens. Avant qu’elle ne soit connue, ses photos – n’ayant pas de public ni de spectateurs –  n’étaient pas des oeuvres(selon la définition décidée par moi-même personnellement, qui veut qu’une création est une oeuvre d’art à partir du moment où quelqu’un a dépensé quelque chose pour la voir/l’avoir). Pourtant ce qu’elle faisait était indéniablement de l’art, même si personne n’était là pour valider ou pour acheter.

Un art sans œuvre ni spectacle ni public. Difficile à imaginer. Un art, donc, qui n’existerait que le temps de sa création et dont il ne resterait rien ou presque. Une création qui n’en serait plus une, donc, mais un art partagé, qui serait un plus un moment qu’un objet. Une pratique plutôt qu’une œuvre. Voire: une communion entre un groupe de personnes, et non entre un artiste et son public. Et oui, il y a une autre conséquence non négligeable à l’absence d’œuvre, autre que la disparition du public: la disparition de la personne artiste elle-même en tant que spécimen doué d’une qualité artistique quelconque: sans public, personne ne jugera si vous êtes bon ou non. Ainsi les artistes ne disparaissent pas, elles, ils se multiplient : 

Pas d’œuvre? Pas de public.

Pas de public? Pas d’artiste.

Pas d’artiste? Que des artistes!

Et voilà où l’on en est dans notre vision azimutienne: si nous tuons l’œuvre en tant qu’objet sacro-saint, nous ne touchons pas à l’art, ni à sa pratique. Tout au plus nous questionnons le statut d’artiste en tant que personne différenciée de la masse des non-artistes. Tout le monde devient artiste dès lors qu’il n’y a plus d’œuvre, l’art devient avant tout source d’émancipation, de bien-être personnel et/ou créateur de lien social. Disons plus simplement: il retrouve sa juste place.

 

Pas d’artiste, que des artistes…

Il y a quelques mois, j’ai assisté à un évènement pendant lequel tout ceci était l’évidence-même. « Ceci », c’est cette atmosphère très particulière de la création artistique, quand on a le sentiment que “quelque chose se passe”: cette sensation est souvent présente chez les artistes de scène en création, en résidence, lorsqu’on a la sensation de découvrir l’œuvre, comme si elle avait une existence propre, utilisant les artistes présents comme des accessoires pour se créer elle-même. J’ai donc retrouvé ce quelque chose au milieu d’une cinquantaine de personnes que je m’étais mis en tête de photographier. J’avais le sentiment d’être au milieu d’un moment artistique très fort. Il n’y avait pourtant pas d’œuvre, encore moi de velléité d’en concevoir une. Cet évènement avait été imaginé par l’association des Non-Newtonniens, du village de Laval en Belledonne, qui proposait une animation pour toutes et tous, sans localiser leur manifestation, se refusant à gérer une billetterie, une scène, une sonorisation (et, accessoirement, un contrôle de pass sanitaire)… Les membres de cette asso se sont décidés à organiser une “manifestation pour”. Pour quoi? Pour ce que les manifestants décideront ! Pensé comme un hommage au monde de l’enfance, l’événement a suscité des pancartes plus créatives les unes que les autres. “Pour les Grasses mat’ tous les jours!”, “Pour les poils sous les bras!”, “Pour les gentils!”, “Tous pour i!”, “Pour les Mojitos dans les fontaines publiques!”. Et tant d’autres… Il y avait un atelier de création de pancarte juste avant la déambulation. Quelle joie partagée! Quels liens créés! Oui, c’est certain: “Quelque chose” s’est passé ce jour-là.

De cela qu’est-il resté? Quelques photos que je partage avec vous. Quelques pancartes qui servent aujourd’hui de décoration, mais que personne ne s’aventurerait à considérer comme autre chose qu’un souvenir (et surtout pas une œuvre ni même un objet artistique). Il ne reste rien ou presque de cet évènement, il a existé pour lui-même, tout comme le groupe de personne n’était que présent pour lui-même, sans célébration autre qu’un prétexte, sans revendication.

Si vous avez kiffé le concept de la manif pour, vous pouvez soutenir les Non-Newtonniens via leur page Hello Asso.

Il est impossible pour une personne artiste de partager réellement sa démarche avec son public. L’œuvre n’est littéralement qu’une représentation de ces moments de création. On irait trop loin en disant que l’émotion créée par une œuvre n’est qu’un simulacre de l’effervescence de création ressentie par l’artiste. Trop loin, vraiment ? Et si l’on dit qu’une œuvre d’art n’est en réalité que le cadavre d’un moment artistique que l’on expose, on va trop loin aussi ? 

Oui assurément trop loin.. ou pas.

Suite au prochain épisode.